Quelques notes sur le fonctionnement des assemblées, par le Collectif sans nom, collectif caennais actif en 2016/2017, notamment dans les luttes contre la loi Travail, contre les frontières et contre l’état d’urgence. Ce texte a été diffusé dans des manifs et dans des assemblées de lutte dans le contexte de la lutte contre la loi travail, en mars 2016.
Rapport de pouvoirUNE ASSEMBLÉE EST UN MOMENT D’IMPORTANCE. Il semble essentiel que les choses y soient débattues, discutées, qu’elles conduisent à des échanges, à de la vie. Ce n’est cependant pas une chambre d’enregistrement (faut-il seulement voter sur tout et tout le temps, voire même une fois ?). Tout ne se résume pas à simplement voter pour ou contre toute une série de propositions.
Il ne s’agit pas tant de convaincre mais de proposer à discussion, afin que les envies et avis de tou·te·s puissent s’échanger (et non que cela soit un jeu de marionnettes, ou bien un match rhétorique entre grandes gueules aux discours et tonalités bien rodés dont on mesurerait l’audience à l’applaudimètre...). Et s’il peut quand même s’agir de convaincre, c’est aussi et surtout l’occasion de partager des positions et des envies, d’égal·e à égal·e, et non de « conscientiser » l’autre.
Les assemblées sont en tout cas des temps où s’exercent aussi tout un tas de rapports de domination (racisme, sexisme, grandes gueules, expert·e·s, etc). Elles sont régulièrement traversées par des oppressions, des invisibilisations, du déni… Il serait plus que chouette de profiter de ces moments pour poser le problème sur la table et le visibiliser (confere la brochure « La tyrannie de l’absence de structures », de Jo Freeman).
L’assemblée reste avant tout un outil. Or, pour ne prendre que cet exemple, les tours de paroles peuvent parfois ne donner lieu qu’à une succession d’interventions à rallonges entre expert·e·s de la militance, entre autres, dont soit la position sociale, parfois dominante, soit une certaine aisance à l’oral, peuvent par exemple créer une prise de pouvoir (des tactiques pour diriger les ag sont ainsi enseignées à certain·e·s syndiqué·e·s UNEF). Des stratégies existent, sont fréquemment utilisées et sont repérables : se placer différemment à plusieurs pour maîtriser l’amphi et faire croire à une cohésion spontanée de plein de gens, alors que tous ces gens se connaissent et ont préparé en amont leurs interventions ; demander systématiquement la parole sur les listes de clôture, afin de répéter sans cesse la même proposition pour la faire passer par l’insistance ; inciter à ce que la tenue d’un débat soit reportée plutôt que maintenue lorsque l’on s’y sent en minorité, etc.
Quant aux coordinations nationales, elles sont aussi le lieu de jeux de pouvoir entre organisations concurrentes, où se jouent manipulation politique, gauchisme, tentatives d’imposer une ligne politique à un mouvement, centralisme démocratique cherchant à ce que le mouvement s’organise du haut vers le bas, et aussi parfois préparation des futures grandes échéances électorales, avec représentation et visibilisation de partis en attente de nouvelles cartes d’adhérent·e·s… C’est finalement assez rare que les assemblées soient réellement autonomes dans les mouvements sociaux.
Il s’agirait alors de créer les conditions pour que puissent se manifester les divergences, non pour les dissoudre, mais pour qu’elles puissent être prises en compte et discutées. Non pas dans l’ambition de maintenir une unité, ou de pacifier la situation, mais dans l’idée que s’échangent et se débattent les oppositions, les clivages. Faire que puissent aussi s’y articuler différentes manières de subvertir l’ordre existant, que des perspectives communes puissent s’atteindre.
L’étouffement des contradictions entraîne parfois une certaine auto-censure. Taire soi-même ses oppositions ou propositions peut venir du constat que cela ne sera ni discuté ni pris en compte. Dans ces conditions, porter ses désaccords demande alors bien plus d’énergie et l’on préfère alors s’abstenir.
Expertise militanteAVOIR LA VOLONTÉ DE PARTAGER ses expériences, son vécu et/ou sa mémoire des luttes est important. Ces occasions de partage manquent de plus en plus, notamment dans le monde du travail dans lequel les boîtes d’intérim (et pas qu’elles) font sauter d’un site de taf à l’autre. Qu’elles le désirent ou non, les personnes familières avec différentes luttes se voient cependant souvent octroyer une certaine aura par d’autres faisant leurs premiers pas dans la lutte, attribuant ainsi à certain·e·s un statut d’expert·e·s en militantisme. Il semble important de casser l’ascendance que peut donner cette attribution et les rapports de pouvoirs qui peuvent en émaner, tout en gardant à l’idée qu’il ne s’agirait pas pour autant de nier l’héritage des luttes passées, car tout n’est pas nouveau ni n’arrive pour la première fois.
Il semble tout aussi important que les pratiques portées par les luttes qui nous ont précédées ne brident pas notre manière de nous organiser, au risque de voir se répéter les mêmes schémas dont rien ne justifie qu’ils soient les plus pertinents ou légitimes. Un risque parmi d’autres serait par exemple la mise à l’écart de propositions sortant de certains cadres militants habituels. Avoir de l’expérience dans certaines formes de lutte n’implique pas que ces dernières soient les seules possibles...
AG souveraine ?SI L’ASSEMBLÉE PEUT PERMETTRE que s’envisagent et se créent des actions communes, de coordonner des envies, elle n’a en rien à monopoliser l’exercice de la lutte, de même qu’il n’existe pas une seule forme d’organisation. L’excès de formalisme peut finir aussi par enliser une dynamique au lieu de la libérer.
C’est aussi le risque, lorsque la bureaucratie et le centralisme s’installent, que s’oublie la lutte. Viennent l’inertie, l’étouffement de ce qui fait conflit, le réformisme. C’est le meilleur moyen pour huiler le ronron de la machine et que s’enracine la volonté de conservation d’une routine, à grands renforts de pacification, jusqu’à ne plus fonctionner que pour elle-même, déréalisée, et que toute discussion ou contradiction s’y efface.
Rien n’interdit de faire des choses en dehors de l’ag sans être fait en son nom. Une lutte n’est pas portée que par des ag. Ce qui n’empêche que des solidarités puissent se créer, comme cacher quelqu’un·e taggant des signes de révolte sur les vitrines de quelques lieux de pouvoir, ou soutenir un·e compagnon·ne de lutte se faisant interpeller et/ou passant en procès, même si son action partait d’une initiative personnelle.
La question se pose de savoir comment on considère l’ag, ou plutôt l’autoorganisation. Espace de coordination, ag de partage et décisionnelle seulement sur les grandes lignes, ou instance de pouvoir par démocratie directe ? L’époque est au démocratisme. La fiction de la démocratie (toujours bourgeoise) est l’existence d’un intérêt général s’imposant aux individu·e·s, sommé·e·s de s’y soumettre. Une conception en termes de droits et de devoirs, et donc de juges et de policiers, même « populaires », pour contrôler. Sauf qu’à coups de majorité ne se règlent pas les divergences, les contradictions légitimes. Persiste dans la démocratie directe le même rapport de domination, la même amputation de la liberté (qui peut rester visible, malgré les jeux occultes de pouvoir). Enfin, il peut y avoir une horizontalité parfaite sans contenu subversif : les technocrates, eux aussi, se consultent de manière parfaitement collégiale tout en aménageant nos vies à leurs convenances. Les expériences autogestionnaires n’ont jamais empêché de fabriquer de la merde (une usine d’armements a été autogérée quelques temps à Saint-Etienne), ou
d’autogérer ses licenciements… En bref, la forme sans le contenu…
Des choses doivent échapper à l’assemblée (ne serait-ce que parce tout ne peut pas s’y discuter du fait que ce soit un espace contrôlé par les flics, les indics et les journalistes). D’ailleurs, des actions de groupes affinitaires peuvent aller plus loin dans la voie de la révolution sociale qu’une assemblée où s’expriment essentiellement les positions mollassonnes soumises à l’époque.
Au fond, c’est une question sur le type de relations sociales souhaité, axé sur une éthique de base réciproque et le partage d’une visée politique. L’assemblée n’en fournit qu’un cadre, avec les grandes lignes directrices. L’auto-organisation n’est pas ce qu’on vit dans le cadre de ces ag de lutte, elle n’y émerge que par à-coups et comme possibilité.
L’auto-organisation n’est pas seulement un moyen de lutte mais une fin en soi (c’est pourquoi pour nous il n’y a rien à revendiquer comme demande au pouvoir, mais à insister sur le fait que dès maintenant nous nous organisons par nous-mêmes et que l’autoorganisation pose d’emblée le fait de se passer de l’Etat et de toute forme de gouvernement). L’auto-organisation a besoin d’assemblées, et de coordination entre ces assemblées, tant que tout part du bas vers le haut. C’est ce qui parcourait les sociétés ouvrières, les premiers syndicats, les conseils ouvriers. C’est ce qu’autrefois on appelait le fédéralisme. L’assemblée est ce qui fait que l’on tient ensemble, mais les initiatives qui en émanent font que cela vit.
Même l’AIT du 19e, mise en place pour pallier l’absence d’organisation coordinatrice lors des révolutions de 1848, fonctionnait sur l’autonomie des sections, et mêlait groupes politiques et groupes affinitaires. La volonté centralisatrice arrivera plus tard, porté par Marx et ses acolytes, et mettra fin à cette expérience.
Vivre la lutte et pas seulement l’organiserCE SERAIT CHOUETTE de faire gaffe collectivement à ce que l’ag ne déborde pas de son rôle et n’en vienne pas à administrer la/les lutte·s, qu’elle ne devienne pas le seul espace à partir duquel puissent se faire les choses, une sorte d’entité surplombante et dirigeante s’opposant à des désirs d’autonomie.
Une lutte peut –devrait ?– aussi déborder la seule attaque contre une loi et s’étendre à d’autres luttes. A la crainte de rendre floues nos « revendications » (ou plutôt exigences…) et de perdre en chemin des compagnon·ne·s de lutte (ou adhérant·e·s...), nous pouvons répondre en ouvrant la lutte à des perspectives plus larges, ce qui peut a contrario permettre que se découvre et se créer du commun. Libre à nous de tenter de lutter épaule contre épaule et non pas à coté les un·e·s des autres.
Créons ensemble certaines conditions pour que puisse se vivre autre chose que les rapports sclérosants et normés dans lesquels on vit déjà. Les luttes ne sont pas qu’à organiser, elles sont aussi –surtout ?– à vivre. Alors que se vive la lutte, que se construisent des complicités, autour de la confection d’une banderole ou d’un banquet, sur une barricade ou sur un bout de pelouse jouxtant un bâtiment occupé.
Collectif sans nom,
mars 2016
source : https://trognon.info/Assemblee-pouvoir-et-marges-592#
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