
Ce trait caractĂ©ristique du mouvement se modifia peu Ă peu aprĂšs la guerre franco-allemande et principalement aprĂšs la terrible dĂ©faite de la Commune. La victoire de lâAllemagne et de la politique de Bismarck avait créé un fait historique nouveau en Europe, dĂ©sormais impossible Ă annuler. La crĂ©ation, au cĆur de lâEurope, dâun Etat militaire bureaucratique Ă©quipĂ© de tous les moyens du pouvoir ne pouvait manquer dâavoir une forte influence sur le dĂ©veloppement gĂ©nĂ©ral de la rĂ©action qui relevait alors puissamment la tĂȘte â et ce fut en effet ce qui se passa. Le centre de gravitĂ© du mouvement ouvrier europĂ©en sâĂ©tait dĂ©placĂ© de France en Allemagne, oĂč il conduisit Ă lâĂ©panouissement du mouvement social-dĂ©mocrate, dont le dĂ©veloppement influença Ă©galement de maniĂšre dĂ©cisive tous les autres pays, Ă quelques exceptions prĂšs. Ainsi commença cette pĂ©riode fatale qui devait voir dâune part lâEurope devenir de plus en plus la proie dâune militarisation gĂ©nĂ©rale, partie dâAllemagne, tandis que, de lâautre et sous lâinfluence grandissante de la social-dĂ©mocratie allemande, le mouvement ouvrier dans son ensemble sâenlisait lentement dans un pitoyable possibilisme.
Dans les pays latins, oĂč lâaile libertaire de lâInternationale exerçait une trĂšs forte influence, une furieuse rĂ©action se dĂ©chaĂźna au dĂ©but des annĂ©es (18)70. En France, oĂč les Ă©lĂ©ments les meilleurs et les plus intelligents du mouvement ouvrier avaient trouvĂ© la mort dans le cruel Ă©crasement de la Commune ou, dans la mesure oĂč ils nâavaient pas rĂ©ussi Ă gagner lâĂ©tranger, avaient Ă©tĂ© dĂ©portĂ©s en Nouvelle-CalĂ©donie pour y mener la vie pleine dâinquiĂ©tudes et de soucis des exilĂ©s, toutes les organisations furent rĂ©primĂ©es par le gouvernement et la presse rĂ©volutionnaire interdite. Les mĂȘmes Ă©vĂ©nements se rĂ©pĂ©tĂšrent deux ans plus tard en Espagne aprĂšs lâĂ©crasement sanglant de la rĂ©volte cantonaliste et la capitulation de la Commune de CarthagĂšne. Le mouvement ouvrier tout entier fut impitoyablement rĂ©primĂ© et toute manifestation publique de la classe ouvriĂšre rĂ©volutionnaire rendue impossible pour de longues annĂ©es. En Italie, on pourchassait les membres de lâInternationale comme des bĂȘtes sauvages, leur rendant toute propagande publique si difficile quâils Ă©taient de plus en plus obligĂ©s de se limiter aux organisations secrĂštes auxquelles ils Ă©taient plus enclins que leurs camarades dâautres pays, en tant quâItaliens et dans la vieille tradition des Carbonari et des sociĂ©tĂ©s secrĂštes de Mazzini.
Ainsi le mouvement anarchiste disparut-il pour des annĂ©es de la vie publique dans les pays latins par suite des nombreuses persĂ©cutions quâil subit et fut-il obligĂ© de chercher refuge dans les associations secrĂštes quâil se crĂ©a. Cependant, la pĂ©riode de rĂ©action se prolongeant plus que la plupart ne lâavaient prĂ©vu, sa psychologie se transforma, devenant peu Ă peu tout Ă fait diffĂ©rente de celle de ses origines. Des mouvements clandestins sont certes capables de porter, dans leurs cercles restreints, lâĂ©mouvant esprit de dĂ©vouement et de sacrifice des individus Ă la cause rĂ©volutionnaire Ă un degrĂ© extraordinairement Ă©levĂ©, mais il leur manque ce large contact avec les masses populaires qui peut seul rendre leur efficacitĂ© fĂ©conde, en maintenir la vigueur et en assurer la continuitĂ©. Câest ainsi quâil arrive que les membres isolĂ©s de tels mouvements perdent, sans sâen apercevoir, tout juste critĂšre pour lâapprĂ©ciation des manifestations propres de la vie rĂ©elle et que le souhait devienne chez eux pĂšre de la pensĂ©e. Perdant peu Ă peu le sens de lâactivitĂ© constructive, celle-ci en vient Ă prendre une tournure purement nĂ©gative. Ils perdent, en un mot et sans en avoir clairement conscience, toute comprĂ©hension dâun mouvement de masse. Ce processus sâaccomplit trĂšs souvent Ă une vitesse surprenante et peut, en quelques annĂ©es, donner un tout autre aspect Ă un mouvement, Ă supposer que les conditions extĂ©rieures â dans le cas prĂ©sent, les poursuites aveugles des gouvernements â favorisent le dĂ©veloppement de lâorganisation clandestine.
Il est clair que, dans les pĂ©riodes de rĂ©action gĂ©nĂ©ralisĂ©e, lorsque le gouvernement enlĂšve Ă un mouvement toute possibilitĂ© de vie publique, lâorganisation clandestine est le seul moyen qui reste Ă ce dernier de ne pas mourir. Mais tout en reconnaissant ce fait, on ne peut se laisser aller Ă en mĂ©connaĂźtre les inĂ©vitables dĂ©fauts ou mĂȘme Ă en surestimer lâimportance. Une organisation clandestine ne peut jamais ĂȘtre considĂ©rĂ©e que comme un moyen rendu nĂ©cessaire par un danger momentanĂ©, mais elle ne sera jamais capable de prĂ©parer efficacement ou mĂȘme dâinitier une vĂ©ritable transformation sociale. Les transformations sociales prĂ©supposent toujours la propagande la plus intensive et la plus large dans les masses, dont lâidĂ©e du changement doit sâemparer avant quâelles puissent ĂȘtre mises en mouvement. Or, câest prĂ©cisĂ©ment ce fait irrĂ©futable quâoublie trop facilement lâindividu isolĂ© dans lâatmosphĂšre particuliĂšre des associations secrĂštes et lâinfluence fascinante quâelles exercent principalement sur les Ă©lĂ©ments les plus jeunes dâun mouvement, plus enclins au romantisme, est un trĂšs gros obstacle Ă la perception lucide des proportions rĂ©elles, qui rend bien des gens aveugles Ă la simple rĂ©alitĂ©. On voit alors toujours les choses comme transfigurĂ©es, non pas comme elles sont en rĂ©alitĂ© mais comme on souhaiterait les voir.
Les organisations secrĂštes des anciens rĂ©volutionnaires russes ont certes accompli dâĂ©tonnantes prouesses, mais elles nâen furent pas moins incapables de faire pĂ©nĂ©trer leurs idĂ©es dans les masses et ne purent que se vider lentement de leur sang. Ce nâest que lorsque, avec le dĂ©veloppement de lâindustrie, de larges masses de la classe ouvriĂšre ainsi quâĂ©galement une partie de la paysannerie russe furent touchĂ©es par les idĂ©es socialistes, que le mouvement devint invincible.
Mais un mouvement clandestin porte encore en lui toute une sĂ©rie de graves dĂ©savantages inĂ©vitablement liĂ©s Ă son existence mĂȘme â par exemple et en premier lieu son incessant combat avec les organismes de surveillance de lâEtat, qui sont partout et toujours aux aguets pour dĂ©couvrir les conspirations ou, au besoin, les crĂ©er eux-mĂȘmes grĂące Ă leurs provocateurs. Cette lutte ininterrompue, en obligeant toujours le conspirateur Ă de nouvelles mesures de prudence, non seulement reprĂ©sente une trĂšs grande dĂ©pense dâĂ©nergie, mais fait aussi naĂźtre Ă la longue chez lui une mĂ©fiance carrĂ©ment maladive, qui devient mĂȘme trĂšs souvent une seconde nature, envers tout un chacun. Les soupçons, quâon a dĂ©jĂ vus ruiner pour toujours mainte vie dâhomme, sâinsinuent partout Ă pas de loup (je ne veux rappeler ici que lâaffaire Peukert, qui fut non seulement la tragĂ©die de la vie de cet homme mais dĂ©chira aussi de maniĂšre effroyable lâensemble du mouvement allemand pour de longues annĂ©es, paralysant toutes ses forces. Il est Ă©galement clair que des querelles personnelles ne peuvent, dans un tel mouvement, que prendre des formes beaucoup plus aiguĂ«s et funestes, le champ de leur efficacitĂ© restant toujours limitĂ© : que lâon se remĂ©more par exemple la lutte impitoyable entre BarbĂšs et Blanqui au sein des sociĂ©tĂ©s secrĂštes sous Louis-Philippe, qui paralysa pour longtemps leur activitĂ©.
Tous ces phĂ©nomĂšnes confĂšrent Ă un mouvement clandestin un caractĂšre tout Ă fait particulier et exercent une trĂšs forte influence sur lâesprit de ses membres. Mais ils nuisent avant tout Ă son dĂ©veloppement thĂ©orique et Ă ses capacitĂ©s crĂ©atrices, puisquâune telle organisation est toujours obligĂ©e de placer lâefficacitĂ© destructrice au premier plan de ses activitĂ©s.
Le mouvement anarchiste Ă©tant entrĂ© au dĂ©but des annĂ©es 70 dans une telle pĂ©riode de rĂ©action et dâassociations secrĂštes, il Ă©tait naturel quâil ne pĂ»t se soustraire entiĂšrement Ă lâinfluence de la nouvelle atmosphĂšre. En quelques annĂ©es, on prit lâhabitude dans les milieux anarchistes, de considĂ©rer lâactivitĂ© conspiratrice comme un Ă©tat naturel et les nouveaux Ă©lĂ©ments, tout particuliĂšrement les recrues de cette pĂ©riode, nâĂ©taient que trop portĂ©s Ă tenir lâorganisation secrĂšte et son mode dâactivitĂ© pour une Ă©vidente condition prĂ©alable gĂ©nĂ©rale du mouvement anarchiste. Point de vue que soutint par exemple le ComitĂ© italien pour la rĂ©volution sociale, dans sa longue« Adresse au VIĂšme CongrĂšs de lâInternationale » (Bruxelles, novembre 1874), oĂč il rejetait en ces termes toute activitĂ© publique des rĂ©volutionnaires comme nuisible :
« La rĂ©pression massive ordonnĂ©e par le gouvernement nous pousse Ă la conjuration entiĂšrement secrĂšte. Cette forme dâorganisation Ă©tant de beaucoup supĂ©rieure, nous ne pouvons que nous rĂ©jouir de ce que les persĂ©cutions aient mis un terme Ă lâInternationale publique. Nous continuerons dans la voie de la clandestinitĂ©, que nous avons choisie comme la seule susceptible de nous mener Ă notre but ultime : la rĂ©volution sociale »
Rudolf Rocker
source : https://le-libertaire.net/anarchisme-et-clandestinite/#
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