Diego Abad de Santillán (1897-1983) Il est difficile de résumer la vie de Santillán, à la fois celle d’un inlassable propagandiste et d’un homme d’action, dans plusieurs pays.
Comme écrivain, Santillán a publié en 1925 Ricardo Flores Magón, El Apóstol de la Revolución social Mexicana, en 1932 La bancarrota del sistema económico y político del capitalismo, en 1933, avec Juan Lazarte, Reconstruccion social, nueva edificacion economica argentina, et la même année La Federación Obrera Regional Argentina : ideología y trayectoria del movimiento obrero revolucionario en la Argentina, en 1936 El organismo económico de la revolución Cómo vivimos y cómo podríamos vivir en 1939 ¿Por qué perdimos la guerra ?, en 1962-1971 Contribución a la historia del movimiento obrero español. A côté de ses principales œuvres, il y a aussi la traduction des œuvres de Bakounine, préparée par Max Nettlau, en 6 volumes en espagnol, et celle d’Incitation au socialisme de Gustav Landauer, Nationalisme et culture de Rudolf Rocker, etc.
Santillán a publié, en outre, Memorias 1897-1936 en 1977, où il évoque une partie des aspects contradictoires de ses prises de position, qui font qu’il est souvent très sévèrement jugé par ses camarades. "Je ne suis pas venu au mouvement anarchiste parce que j’avais lu des brochures ou des livres de Kropotkine ou d’autres ; je suis venu à cause de la qualité morale des ouvriers que j’avais connus et fréquenté. Cette qualité morale a été notre trésor, et nous ne serons rien si elle disparaît." [1].
Santillán né dans le Léon, mais ayant émigré jeune avec sa famille en Argentine, a partagé sa vie entre ce pays et l’Espagne.
En 1918, objecteur de conscience, il part en Argentine où il devient membre rétribué de la rédaction de La Protesta, la fameuse publication du mouvement anarchiste argentin. Il y participe, bien qu’il soit entre 1922 et 1926 en Allemagne. Il est partisan d’un mouvement ouvrier exclusivement anarchiste, comme la FORA anarchiste, et s’oppose à Malatesta (qui ne pouvait répondre de l’Italie fasciste). Santillán, par ses critiques et ses informations sur le mouvement ouvrier espagnol dans La Protesta, aura une certaine influence sur la transformation de la FAI, au départ une fédération de groupes anarchistes contre la dictature de Primo de Rivera, en un organe plus ou moins secret dans la CNT opposé au syndicalisme de Pestaña et Peiro.
En même temps, avec une mauvaise foi dont il ne s’est jamais départi, il a trainé dans la boue l’action et la vie de Severino Di Giovanni (voir CPCA n°20). Sa justification était le refus du terrorisme. Pourtant Santillán évoque avec satisfaction ses efforts pour lancer le mouvement anarchiste dans la lutte armée contre un futur putsch militaire, qui eut effectivement lieu sans que la FORA réagisse, ce qui amena sa quasi-disparition depuis, et le « désespoir » de Santillán.
En dépit de la proclamation de la république en Espagne en 1931, Santillán, condamné à mort en Argentine, demeure en Uruguay. Il resta jusqu’en 1933, occupé aussi bien par le trafic d’armes pour la CNT d’Espagne que l’aide aux prisonniers en Argentine, que le rétablissement du mouvement libertaire argentin.
En Espagne, il participe à la FAI et est membre du Comité Péninsulaire, tout en écrivant dans Tierra Y Libertad et en organisant la revue Tiempos Nuevos (qui eut un tirage de 15 000 à 20 000 exemplaires). C’ est une époque importante puisque Santillán passe d’une conception plutôt spontanéiste de la révolution (qu’il défendait en partie au congrès de l’AIT en 1931) à une vision économique emprunté à Gaston Levai et Pierre Besnard. Son livre Organismo economico, malgré certains commentateurs espagnols et étrangers, eut une portée très restreinte, comme le reconnaissait Jacinto Toryho dans une revue dirigée par Santillán, parce qu’il parut fin mars 1936.
Par contre Santillán a eu un impact sur deux plans. D’abord préparer un rapprochement avec Pestaña et Peiro (qu’il critiquait cependant depuis une dizaine d’années) qui se concrétisa en partie en mai 1936 au congrès de Saragosse. Ensuite, avouer publiquement en 1939 dans son extraordinaire ¿Por qué perdimos la guerra ? une demande de contact du fasciste espagnol José Antonio Primo de Rivera. "Nous n’avons alors pas voulu, pour des raisons de tactique traditionnelle entre nous, de rapports d’aucune sorte.(...) nous avons alors pensé et nous continuons à le croire que ce fut une erreur de la part de la république d’avoir fusillé José Antonio Primo de Rivera. Des espagnols de cette taille, des patriotes comme lui, ne sont pas dangereux, même pas dans les rangs ennemis. Ils appartiennent à ceux qui revendiquent l’Espagne et défendent ce qui est espagnol, bien que dans des camps opposés, choisis par erreur comme les mieux adaptés à leurs aspirations généreuses. Comme le destin de l’Espagne aurait changé si un accord entre nous avait été tactiquement possible, selon les souhaits de Primo de Rivera !". Cette vision patriotarde et dans le fond antibolchévique aboutira en 1965 à l’accord entre une partie des franquistes et des individus de la CNT, aussitôt rejetés par la grande majorité du mouvement.
Pendant la guerre, Santillán passa du poste important du comité des Milices —principal fer de lance de l’organisation militaire anarcho-syndicaliste— à la fonction de ministre de l’Economie du gouvernement catalan. En mai 1937 à Barcelone, "Je crois avoir été le facteur dominant de la cessation des combats, mérite dont je me suis repenti plus tard. Je continue de penser que j’ai mal agi et que, par contre, j’aurais dû assumer la direction de cette explosion pour en finir pour longtemps avec les manœuvres du communisme en Espagne. La guerre se serait alors arrêtée ? Je me sentirais fier aujourd’hui, si je vivais, d’avoir épargné des centaines de milliers de victimes dans une entreprise que nous avions perdue" [1]. On peut douter de la fin de cette opinion qui ne correspond pas au texte de 1939, surtout anticommuniste. Mais il est certain que Santillán, ex-ministre, devint un adversaire de la participation politique et un défenseur de l’orthodoxie anarchiste. Il reprit alors son rôle d’éditeur, en publiant la revue théorique Timon et la collection de livres « Tierra Y Libertad » republiant les tomes de Bakounine, un recueil de textes de Berneri.
En 1939, Santillán est enfermé dans le camp de Saint-Cyprien en France, dont il s’évade pour arriver à regagner l’Argentine, où il est condamné, mais peut travailler. Après une période difficile, Santillán est chargé de la rédaction d’une encyclopédie et de traductions. Santillán reprit également ses activités d’éditeur avec les revues Timon puis La Campana. Il anima la revue Reconstruir et les éditions Americalee. En 1976, il rentra en Espagne, tout en restant éloigné de la CNT, question de santé et d’âge et aussi de pensée : "J’ai aidé, autant que j’ai pu, ceux qui sont restés en Espagne. Je n’ai jamais eu de sympathie pour l’appareil verticaliste (terme désignant les syndicats franquistes) crée dans l’émigration. J’ai préféré rester seul, et je suis seul, ce qui ne m’a pas empêché de prêter main forte à toute bonne initiative. Au fil des années tout le monde sait qui je suis et comment je pense, et je suis devenu ami d’hommes de toutes les tendances politiques et de toutes les religions" [1].
Paradoxalement le recueil le plus intéressant, après ¿Por qué perdimos la guerra ?, est El anarquismo y la Revolución en españa (escritos 1930/38) publié en 1976 par Antonio Elorza, qui était alors membre du PC, et dont l’introduction a des aspects crapuleux (les mêmes que dans son article « La muerte de un anarquista » dans El País du 24 octobre 1983).
Santillán a tellement écrit et varié qu’on trouve chez lui presque tous les aspects de l’anarchisme, jusqu’au réformisme. C’est sûrement pour cela que Santillán n’a jamais étudié, après la guerre, l’autogestion espagnole, sans y être indifférent. Mais le Santillán que je préfère est celui qui suit :
"En gros, nous n’avons rien à rectifier à la doctrine libertaire telle que l’a définie Bakounine ; et dans le détail, fort peu, rien de fondamental. Nous les anarchistes de 1938, plus riches d’expériences que ceux que trouva Fanelli à Barcelone et à Madrid du temps de la première république, nous n’avons rien qui nous fasse regarder avec dédain les précurseurs, les maîtres et les apôtres d’autrefois. Nous pensons comme eux, nous sentons comme eux, nous voulons exactement la même chose que, eux, ont voulu". (...)
"Ce n’est pas l’erreur dont nous avons peur. Entre l’erreur, d’un côté, et la passivité, l’indifférence, la froideur de la mort envers les multiples problèmes de la vie, d’un côté, nous préférons nous tromper, aller à tâtons dans les ténèbres, trébucher. Si nous tombons en route, nous le faisons selon notre loi, en recherchant la lumière, la voie la meilleure pour l’humanité. Il y a plus funeste que l’erreur : la persistance dans l’erreur, l’incapacité de rectifier les faux pas".
Diego Abad de Santillán.
"Mais ce qu’il nous faut dire en conclusion c’est que s’il n’y a pas de critère infaillible de la vérité, il existe un moyen pour être toujours en face de la vérité : le peuple. Si nous sommes avec lui dans les bons et les mauvais moments, les réussites et les échecs, nous ne serons sans doute pas toujours satisfaits, mais jamais nous ne nous sentirons en dehors de notre route. Avec le peuple, près du peuple, interprètes de ses douleurs et de ses aspirations, exécuteurs de ses mandats. Telle doit être notre position invariablement ; c’est la seule sûre, la seule toujours digne". (Timón - août 1938, o.c. p.367-376 [1])
Source :
https://archivesautonomies.org/spip.php?article81